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Le pari des Pensions de famille

Mettre fin à l’isolement tout en respectant la vie privée, tel est le pari que relève les Pensions de famille depuis 20 ans. Dans ces lieux de vie, les résidants sont locataires tant qu’ils en ont besoin et partagent des temps collectifs qu’ils organisent avec deux hôtes salariés du lieu. Bienvenue dans un univers qui associe logement et vivre-ensemble.

Jacqueline a 68 ans. Ses chiens en peluche vous accueillent à la porte et de sa voix grave, elle indique que c’est ouvert. À l’intérieur, des souvenirs empilés partout témoignent de sa vie d’avant. À l’étage au-dessus, Jean-Loup est fier de montrer son vaisselier massif trouvé chez Emmaüs. Rien à voir avec le mobilier plutôt moderne de Moshe, qui change souvent l’agencement de son appartement au rez-de-chaussée. « Ici, à Bourges, chacun a personnalisé son appartement et je trouve que c’est réussi. Récemment, l’atelier d’insertion du “Relais”, l’association qui gère la Pension de famille, a repeint le 1er étage, c’est plus clair et c’est gai, » note Marie-Françoise Bilbault, hôte de la Pension depuis son ouverture en 2010. Des couleurs vives, de la lumière, une pièce de vie ouverte sur une grande terrasse. Les 16 résidants, que la vie n’a pas ménagés, sont enfin heureux ici. « Je suis arrivée il y a 3 ans, après un divorce difficile qui m’a séparée de mes filles. Ici, je suis la doyenne et parfois, je le fais savoir ! Je me sens bien, j’ai de la compagnie, les gens me dépannent pour les courses. La maison de retraite, c’est bien moins vivant », avoue Danièle, 71 ans qui a bien apprécié l’atelier de peinture sur soie : « C’est agréable de faire des choses ensemble ». « Les foulards qui ont été peints serviront de décor à la pièce de théâtre que certains préparent depuis 10 mois avec une comédienne et un metteur en scène professionnels », enchaîne Marie-Françoise. Favoriser l’ouverture aux autres et créer du lien, à l’intérieur comme à l’extérieur, c’est l’un des objectifs partagés par tous les hôtes des Pensions de famille.

À deux, ils animent la vie collective tout en restant à l’écoute de chacun. Autre point commun des Pensions, la taille de la structure qui ne dépasse que rarement 20 appartements, la plupart de 20 m2. Rolande, 63 ans, est résidante depuis 3 ans à Bourges : « Marie-Françoise a le même âge que moi, je me sens proche d’elle et ne me sens pas inférieure. » Vivre et reprendre pied dans la bienveillance, c’est ce qu’offrent les Pensions de famille aux personnes isolées et fragilisées. « Toutes ont beaucoup souffert et une grande part du soutien qu’elles reçoivent provient de leurs pairs. Quant aux hôtes, ils ne font pas de l’accompagnement, au sens social du terme, ils animent un lieu de vie. La relation est avant tout humaine ; la Pension c’est une fratrie et je le dis souvent, ce sont les Pensions qui font les familles » atteste Gilles Desrumaux, délégué général de l’Unafo, l’Union professionnelle du logement accompagné.

 

Au service des autres

Grâce aux activités et aux tâches qu’ils partagent, les résidants prennent petit à petit leurs marques et s’ouvrent sur les autres. « Au début, je ne voulais pas participer à l’atelier théâtre ; David, le directeur de l’association, m’a poussé et finalement, j’aime ça. On est 7 à jouer dans la pièce et on répète tous les mercredis avec deux professionnels, ça nous booste ! » assure Jean-Claude, résidant au “Relais” de Bourges, qui s’investit dès qu’il le peut, malgré ses problèmes de santé. « On fait les marchés deux fois par semaine, on vend les confitures bio de l’association. L’an dernier, on a vendu 1 000 pots ! J’ai même commencé à faire des statistiques... On est connu maintenant et on discute avec les gens ; c’est différent de la Pension, j’aime bien. »

Les Pensions de famille sont des logements très sociaux dans lesquels les résidants payent un loyer modéré appelé « redevance ».

 

En pleine ville ou en milieu rural, chaque Pension tisse son propre réseau : associations, commerçants, citoyens… peu à peu, les liens se nouent et la solidarité progresse. À Woippy, près de Metz, le marché est aussi un moment fort. Depuis 3 ans, il fait partie du projet de vie collectif : « Au début, on a eu du mal à motiver les résidants, maintenant, personne ne rechigne ! On sert la soupe en hiver et le petit-déjeuner le reste du temps. On est sur place tous les vendredis à 7 heures et jusqu’à 12 h 30 ; ceux qui restent à la Pension préparent le repas. Le vendredi désormais, c’est une journée où chacun est au service des autres », note Laurie Dejean, hôte de la Pension.

Même les commerçants apprécient cet événement solidaire qui fait de plus en plus d’adeptes dans ce quartier populaire. « L’an dernier, une quête a été organisée pour la Pension et, souvent, les commerçants nous donnent des lots pour les animations que l’on fait. Bien sûr, il y a aussi la Mairie qui nous prête la salle et le mobilier », ajoute Laurie avant que Marcel ne précise : « J’aime discuter avec les gens sur le marché ou les rendre heureux tous les mois lorsqu’on prépare notre repas solidaire, ça m’évite de rester chez moi et de tourner en rond. »

Comme l’abbé Pierre l’avait fait avec Georges, son premier compagnon, certaines Pensions ont décidé de tendre la main aux plus exclus, avec un repas solidaire. À Woippy, fin juillet, “La Table d’Autres ” accueillait 4 personnes isolées, dont Moussa qui se souviendra longtemps de ce matin où le responsable de l’épicerie solidaire, partenaire de la Pension, lui a dit : « Tu es seul à midi ? Vas déjeuner à la Pension de famille, elle t’invite si tu veux ».

Vérifier un rendez-vous médical, dépanner pour une démarche administrative, motiver “la troupe” pour les répétitions ou le tour de ménage… dans les Pensions, la vigilance et l’incitation bienveillantes des hôtes sont quotidiennes. « Le lieu de vie vient en aide pour permettre l’accès aux droits. Mais pas seulement : c’est aussi une question d’atmosphère, d’ouverture, qui permet d’éviter l’entre-soi », note Gilles Desrumaux. Une réflexion qui vaut aussi pour les associations gestionnaires des Pensions : « Nous prenons de plus en plus de place dans l’espace public et c’est important car nous avons un regard sur les logements et sur les besoins des publics qui y vivent. Dans le Cher, il y a du logement. Mais il faut savoir qui peut aller où. Avec un CHRS, une Pension de famille et une AIVS, nous avons créé une dynamique dont la personne est le fil rouge », précise David Souchet, directeur de l’association “Le Relais”.

Trouver le juste équilibre dans la relation humaine est d’autant plus difficile que les résidants, fragilisés par des parcours chaotiques, des traumatismes ou des pathologies psychiatriques, sont confrontés à un vieillissement précoce.

« Accompagner la fin de vie, c’est très délicat et malheureusement, nous ne sommes pas du tout aidés par les structures médico-sociales, or nos résidants expriment de plus en plus l’envie de finir leurs jours chez nous. Ils sont seuls et ne peuvent s’appuyer sur personne. Leur unique soutien, ce sont les hôtes », poursuit David Souchet.

À Bourges, un rituel a été mis en place avec les résidants lorsqu’un décès survient, « mais pour nous, lorsqu’il faut débarrasser l’appartement ou rencontrer de la famille qui n’a jamais entouré la personne, c’est très lourd et délicat », avoue Marie-Françoise. L’association réfléchit depuis peu à la construction d’un projet expérimental pour répondre à la fin de vie. Le terrain en centre-ville est déjà retenu. Reste à imaginer la vie et le logement dans ce lieu qui prolongera la Pension et ce qu’elle a d’unique : son esprit de famille.

 

725 Pensions de famille en France, près de 15 000 personnes aux faibles ressources logées en 2016. Un résidant sur deux a plus de 50 ans. (Dihal, déc. 2014)

Historique
1997 : programme expérimental
2002 : naissance officielle
2017 : Le Président de la République s’engage à construire 10 000 places supplémentaires en 5 ans.

 

La parole à François-Xavier Emmanuelli
« Transformer le plomb en or »

François-Xavier Emmanuelli, médecin et homme politique, est le président fondateur du Samu social International et de l’association « Les transmetteurs ». Il a été également président du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, de 1997 à 2015.

Dans les années 2000, vous créez les Pensions de famille. Comment est née cette idée ?
Il manquait quelque chose en termes de logement pour les personnes en grande difficulté. Quand la vie vous a cassé, il faut du temps pour réparer le psychisme et le corps. Il fallait aller plus loin et proposer plus que du logement. Le fondement des Pensions de famille, c’est le lien et le temps. Pour moi, il ne devait y avoir aucun délai, pas plus que de travail social. Les rendez-vous avec les professionnels devaient avoir lieu à l’extérieur et les hôtes ne devaient pas se charger de ce travail. Ils sont l’autorité bienveillante dans la Pension, ils y orchestrent la vie. Pour moi, il y a aussi dans les Pensions cette notion d’asile qui n’existe plus dans les hôpitaux psychiatriques car beaucoup de personnes exclues ont des pathologies lourdes…

Créer du lien avec les autres dans la Pension et en dehors ?
Absolument ! C’est pour cela qu’il faut du temps et que je n’aime pas l’appellation de « Maisons relais » : relais vers quoi ? Le plus important n’est pas de passer à autre chose mais de se reconstruire et d’avoir le souci de l’autre. Quand on a reçu tant de gifles, on a le droit de chuter et de chuter encore... on met parfois 15 ans à sortir de certaines névroses ! Pour moi, l’essentiel, c’est de sortir de l’isolement et de donner du sens ; cela se construit avec les autres, dans l’altérité. Pas seulement ceux qui me ressemblent, à l’intérieur de la Pension, mais celles et ceux qui sont à l’extérieur et qui participent au sens. Construire avec les autres, tout en préservant un espace de vie privée et de liberté, c’est la Pension de famille, comme je l’ai imaginée. On y fait de l’alchimie, on transforme le plomb en or.

Comment répondre au vieillissement précoce des plus précaires aujourd’hui ?
Je me suis battu toute ma vie pour que les grandes administrations prennent en compte la grande exclusion et ça n’est toujours pas le cas… Il faut inventer de nouveaux concepts de vie, comme nous l’avons fait pour les Pensions. On parle du vieillissement, moi je préfère la notion de sénescence. Car au-delà du processus biologique, il faut se dire que vieillir n’est pas uniquement synonyme de perte ! Il y a aussi beaucoup de gains et notamment, celui de la transmission.