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Sans-domicile : luttons pour qu’ils vivent un « après ».

En France, 141 500 personnes environ sont sans domicile, dont 30 000 enfants. En dix ans, ce nombre a augmenté de 50 %.

En France, 141 500 personnes environ sont sans domicile. Un ordre de grandeur plutôt qu’un chiffre exact, car il est très difficile de recenser les personnes en errance. Mais ce qui choque plus encore, c’est qu’en dix ans, ce nombre a augmenté de 50 %. Refoulées la nuit par un système qui ne parvient plus à répondre à l’urgence sociale, elles sont victimes d’un exil intérieur alors qu’elles font partie de notre société, qu’elles font partie de nous.

"Tu passes à la douche et puis tu changes de vêtements, sinon ça ne sert à rien…" Il est 10 heures du matin et la Boutique de la rue Bichat, à Paris, est en pleine effervescence. Comme tous les matins, les douches fonctionnent à plein, les cafés passent de main en main pour atteindre les tables les plus éloignées du comptoir. Dans la salle collective, on se réchauffe et on reprend des forces en silence. "Je ne veux plus dormir dehors, c’est trop dangereux, hier on m’a attaqué. Trouvez-moi un endroit !" L’homme a une cinquantaine d’années. Debout, il interpelle un salarié. "Il faut que tu appelles le 115 dès dix-sept heures", lui répond-il. Cette phrase fait l’effet d’un électrochoc. D’un seul coup, les langues se délient et la tension monte. "Appeler le 115, pourquoi faire ? Tu attends des heures et soit on te raccroche au nez, soit on te demande ton nom, ton prénom, où tu es. Et finalement, on ne vient pas te chercher." Certains ajoutent : "Il n’y a pas assez de couvertures. C’est sale, il y a des puces et des poux. La nuit, il faut faire attention aux vols, aux coups… Vraiment pas la peine d’y aller. Et le matin, tu es dehors."

Dernier salut

L’année dernière, les demandes d’hébergement d’urgence ont augmenté de 30 % dans les 37 départements participant à l’observatoire du 115. La hausse a même atteint 70 000 appels en novembre 2012. Si les hommes seuls restent majoritaires, les sollicitations des familles et des jeunes ont fortement progressé. "Nous sommes 4 accueils de jour dans le Xe arrondissement de Paris et nous gérons une situation très tendue car nous sommes proches de la gare de l’Est : aux exclus, s’ajoutent les étrangers qui arrivent, surtout quand il fait froid. Nous remarquons depuis quelque temps une véritable errance de l’exilé différente de celle de l’exclu. Ce qui est inquiétant, c’est que les personnes qui arrivent de l’étranger ne sont pas forcément dégradées mais elles le deviennent très vite. Hébergées chez des tiers, dans des logements insalubres, dans des hôtels, dans des squats ou à la rue, les personnes que nous accueillons ne veulent pas entendre parler de dortoirs collectifs et beaucoup sont incapables d’y passer une nuit. Ici, nous recevons 100 à 150 personnes par jour, il faut absolument différencier les besoins. Notre travail à la Boutique Solidarité, c’est de faire en sorte que les accueillis y trouvent un lieu de vie où ils bénéficient d’un relationnel, d’une écoute tout autant que d’un accès à l’hygiène et à un vestiaire. Ici, ils prennent leur douche, discutent, s’habillent, font réchauffer leur plat… Notre vocation, c’est de les sortir au maximum de l’isolement afin qu’ils ne s’installent pas définitivement dans la rue où la souffrance psychologique et physique est très forte... On ne peut pas faire juste une politique du chiffre et du résultat", précise Nora Kadri, responsable de la Boutique depuis 2008.

Dans les faits, la politique du thermomètre, avec ouverture temporaire d’hébergements d’urgence et peu de places pérennisées, se révèle humainement destructrice. Les situations des personnes accueillies restent bloquées ; salariés et bénévoles ont un sentiment d’échec et sont impuissants.

Le système D à vie ?

Adel a quarante deux ans. Capuche sur la tête, ses yeux pétillent. "Moi, ça fait 6 ans que je viens à la Boutique Solidarité. Le 115, je n’essaye même pas. Le soir, je récupère mon duvet que je laisse chez un ami qui a une épicerie… Il est ouvert jusqu’à 2 heures du matin, c’est pratique. Après, je fais toutes les rues. Je marche sans arrêt, de Stalingrad à Bastille, à la recherche d’une voiture ouverte. Les flics me laissent faire, du moment que je n’abîme rien. Le mieux, ce sont les parkings souterrains. Là, tu as chaud et tu peux rester longtemps. Le problème, c’est qu’il y a de plus en plus de vigiles et de caméras."

Avant, Adel avait essayé le squat. Mais c’était plutôt dangereux : "Il y avait surtout des étrangers et je ne faisais pas partie de leur groupe." Là encore, pas facile de vivre en communauté…

À Marseille, deuxième ville de France, les squats sont de plus en plus nombreux et la police intervient régulièrement. "Il n’y a pas de trêve hivernale pour les squatteurs ! Nous avons de plus en plus de mal à domicilier les grands errants et les migrants. Les endroits de refuge sont en augmentation : passerelles d’autoroutes, chantiers, ponts… Le traitement de l’errance devient inhumain", note Joseph Ponsot, responsable de la Boutique Solidarité de la Fondation Abbé Pierre.

Face à la massification et à la diversité des personnes sans domicile, les professionnels de l’urgence sociale ont souvent l’impression que les solutions mises en place relèvent plus du "colmatage" que d’un vrai traitement. Exemple, aucune ligne budgétaire prévue dans les Bouches-du-Rhône pour financer la domiciliation, premier pas vers l’insertion. Dans les structures d’accueil, cette étape fondamentale est assurée par des bénévoles ou grâce aux heures que les salariés y consacrent, au détriment de l’accompagnement.

Après la rue

L’accès à l’hébergement et aux soins, droits primaires qui ont force de loi, semblent plus ou moins prioritaires selon les territoires. "Quelles réponses donne-t-on ? Nous avons recensé 7787 domiciliations sur Marseille en 2012, avec une progression de 20% en deux ans. C’est énorme ! Quand on fait de la domiciliation, il faut du face-à-face, il faut de l’humain pour comprendre chaque situation. On ne peut pas se contenter d’une politique de guichet unique", nous précise une chargée de mission de la Fnars Provence Alpes-Côte-d’Azur qui travaille sur l’accès aux Droits. Mais pour elle, le vrai problème est ailleurs : "Il faut absolument que les services publics appliquent les règles. Or, à Marseille, aujourd’hui, la domiciliation n’est même pas reconnue comme une adresse fiable et ne peut servir comme justificatif de domicile pour une demande de revenu, de logement ou de renouvellement de carte de séjour… À quoi cela sert de mettre en place un service pour les personnes à la rue s’il n’est pas reconnu par les services censés l’accepter ?"

Sans déblocage de ce frein institutionnel, quelle crédibilité donner au Plan quinquennal contre la pauvreté ? Sortir définitivement de l’exclusion celui ou celle qui n’a pas d’adresse commence au moins par lui en donner une officielle. Et c’est un premier pas vers la reconnaissance. Un premier pas pour construire un avenir à ceux et celles qui ont eu un passé.

L ’errance n’a plus le même visage.

Le Dr Patrick Henry, qui a ouvert la première consultation pour les sans-abri, est depuis 1992 chargé de mission “lutte contre la grande exclusion” à la RATP.

Quel visage donnez-vous à la grande exclusion ?

La situation a basculé il y a une dizaine d’années. L’errance n’a plus le même visage : Il y a de plus en plus de familles et d’étrangers avec ou sans papiers. Ces nouveaux arrivants sont plus jeunes, plus structurés, moins désocialisés et dégradés. Ce qui n’a pas changé, c’est que l’on continue de gérer la pénurie. S’il y avait demain 2 000 places d’hébergement d’urgence en plus à Paris, elles seraient occupées.

Dans le métro, il y a un flux de 300 personnes en errance avec un noyau dur d’individus totalement désocialisés, en grande souffrance psychique. Ces personnes viennent s’enfouir dans le métro. Nous sommes là pour leur proposer autre chose, car cette situation leur est fatale.

Que leur proposez-vous ?

En journée, elles peuvent rejoindre les lieux d’accueil de jour que nous avons créés il y a 17 ans et qui sont financés par l’État, la Ville de Paris et la RATP. Ces structures marchent très bien. En développant le relationnel, nous avons divisé par 4 en 8 ans le nombre de SDF dans le métro. Le métro est un endroit très dangereux pour les personnes en grande fragilité. Il est bien plus dangereux que la rue car lorsque les portes se ferment, elles sont totalement isolées. Nous avons mis en place un service professionnel, le recueil social, composé d’une soixantaine de salariés RATP qui tournent en équipes, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Les agents qui le composent sont formés et très motivés.

Pour la nuit, la seule alternative au métro, ce sont les 60 places du CHAPSA, à Nanterre. Mais c’est bien trop peu ! Ce qu’il nous faut, ce sont des places en plus…

Si on arrive à sortir du métro une personne qui est en errance depuis 3 jours, elle est sauvée. Mais si elle refuse de nous suivre et qu’elle y reste, la désocialisation est extrêmement rapide. En 3 semaines, c’est fait.

Dans le métro, le mobilier semble avoir été conçu pour repousser les personnes en errance…

C’est totalement faux. J’ai passé des mois à expliquer que raisonner en termes d’inconfort ne servirait à rien et n’aurait aucun sens. Il n’y a pas de sièges anti-allongement dans le métro. L’inconfort fait partie de leur vie, donc il serait totalement inutile de procéder ainsi. Le rôle de la RATP, c’est de transporter les voyageurs. Transporter les personnes en errance vers une solution d’hébergement en fait partie.

NB : Une personne est dite sans-domicile si elle a passé la nuit dans un lieu non prévu pour l’habitation ou bien si elle a passé la nuit dans un service d’hébergement pour sans-domicile. Étude Insee, juillet 2012.